Cette longue enquête commence auprès des auteurs grecs et latins, tous consommateurs de garum. Ils en parlent finalement assez peu, mais c’est déjà beaucoup.
Le garum c’est quoi ?
Le garum est un sous-produit de l’industrie de conserve des poissons, une liqueur obtenue par la macération dans du sel de déchets de poissons : entrailles, laitance, sang, oeufs… ou des petits poissons entiers. Cette sauce ou liqueur sert, dans l’Antiquité, à assaisonner et à saler les plats. Les médecins romains l’utilisent aussi contre la dysenterie et pour stimuler l’appétit.
Au Ier siècle ap. J.-C., le poète Manilius qualifie le garum de “sanie précieuse”; le naturaliste Pline de « sanie de matières en putréfaction” et le philosophe Sénèque de “précieuse pourriture de méchants poissons ». La qualification de « sanie » définie comme une matière purulente fétide, mélangée de sang n’interdit pas les Romains d’apprécier ce condiment.
Galien, médecin grec, du IIe siècle ap. J.-C, en fait l’éloge pour épicer et assaisonner les plats, mais aussi pour les préparations destinées à la cicatrisation des plaies. Il précise que le garum fait parti des « composés médicaux selon les lieux ». Le remède composé de garum est appelé oxyporium et est considéré comme un digestif espagnol. Les copies ultérieures du texte de Galien font référence à l’idée que le garum était également appelé sociorum (sauce) d’après les commerçants espagnols de l’époque.
Le garum : un produit, un nom, un nom pour un produit ?
Garum est considéré aujourd’hui comme le nom générique du produit. La recherche historique et archéologique démontre une plus grande complexité des sauces de poisson antiques. On trouve dans les textes : le garum, le liquamen, l’hallec, la muria.
Les seules recettes parvenues jusqu’à nous sont tardives et nous décrivent les étapes de fabrication du produit qui est ici nommé liquamen. Elles sont compilées dans un recueil byzantin du Xe siècle ap. J.-C, les Geoponica, qui fait la synthèse de traités d’agriculture greco-latins plus anciens. La fabrication se fait comme suit : On sale les entrailles de poissons en raison d’une dose de sel pour neuf doses de poissons. On peut utiliser du menu fretin comme les minuscules mulets, les sprats ou les anchois, mais on obtient de meilleurs résultats avec des entrailles de thon y compris le sang et les ouïes. Laissez vieillir au soleil pendant plusieurs mois ( 2 à 3 mois), voire plusieurs années, en remuant de temps en temps. Quand la chair a fermenté et qu’il ne reste que les petites arêtes, filtrer la mixture. Sur cette base on peut y ajouter des herbes (l’origan par exemple), des épices, du vin ou du moût de raisin. Les enzymes présents dans les intestins des poissons et le sel empêchent le déclenchement du processus de putréfaction et donne donc une sauce qui se conserve longtemps.
Une autre façon plus rapide consiste à cuire le mélange dans une marmite jusqu’à ce qu’il soit dissous. Mais on obtient ainsi une qualité médiocre.
Ici la description du produit est bien du garum, mais il est nommé liquamen. Dans les textes latins et selon les époques, le garum, le liquamen, mais aussi la muria et l’hallec se confondent. Ils semblent interchangeables et cela crée une confusion dans la compréhension des produits. Pour tenter de bien comprendre la réalité des termes culinaires, il faut reprendre l’histoire.
À l’origine du garum.
Déjà en Mésopotamie, vers -1600 av. J.-C., on utilise en cuisine un condiment : le siqqu produit à partir de poissons, de crustacés ou de sauterelles abondamment salé et laissé en décomposition.
Dans la comédie grecque, le garos grec est mentionné dès le Ve siècle av. J.-C. Cette sauce de poisson semble utilisée pour assaisonner les légumes et les légumineuses des classes modestes. Les vinaigrettes avec huile, vinaigre ou vin et garos apportent des protéines supplémentaires aux plats. Cela semble donc être une sauce populaire et accessible à tous, composée à partir de petits poissons entiers dont nous n’avons pas de recette.
Des fabriques de garos sont connues parmi les plus anciennes à Corinthe et à Délos. On trouve aussi des conserveries de poissons sur les côtes africaines et hispaniques qui développent sa fabrication. Au IVe siècle av. J.-C., Cadix expédie du garos à Athènes. Ce sont là les territoires des phéniciens d’Afrique, devenus territoires carthaginois au IIIe siècle av. J.-C.
Au IIe siècle av. J.-C, le garos latinisé en garum arrive sur les tables des élites romaines. La mode est alors d’imiter les arts de la civilisation grecque y compris, les arts de la table. Les élites romaines s’approprient cette sauce pour en faire un produit de luxe. Rome récupère également les aires de production de la Méditerranée en gagnant les Guerres puniques face aux Carthaginois en -146 av. J.-C.
De produit populaire grec, le garum devient un gage d’une cuisine raffinée romaine. Au Ier siècle ap. J.-C., le garum hispanique semble être le plus réputé. Il est commercialisé dans tout le bassin méditerranéen au moins depuis la fin du Ier siècle av. J.-C. (épave de Cap Béar III à Port-Vendre, dépôt de Lyon). On retrouve des amphores de bétique (Andalousie), de Lusitanie (Portugual) pour le transport du garum sur de nombreux sites archéologiques. Elle sont reconnaissables par leur forme : Dressel 7, 8, 9, 10 ou 12, Beltràn IIA et IIB, Pompéi VII, Dressel 14 de Bétique, Dressel 14 de Lusitanie. Le garum le plus cher est “le garum de la compagnie” produit à Carthago Nova (Carthagène) à base de thon ou de maquereaux. Des conserveries de poissons et de garum s’ouvrent peu à peu sur toutes les côtes de l’Empire (Italie, Maroc, Algérie, Tunisie, Espagne, Portugal…) et jusqu’en Bretagne (Plomarc’h Pella à Douarnenez au IIe siècle ap. J.-C.).
Quand le garum devient liquamen ou muria.
Dans le seconde moitié Ier siècle ap. J.-C, à Pompéi, dans une des maisons de A. Umbricius Scaurus qui a fait sa fortune sur la fabrication et la commercialisation des sauces de poisson de qualité, est affiché sur le sol de mosaïques, la publicité pour ses quatre produits phares : la fleur de garum de maquereau, la fleur de liquamen, le liquamen optimum et la « sauce Scaurus », recette spéciale aux maquereaux à la mode Scaurus. On consomme et on commercialise aussi à Pompéi un liquamen de bétique dont on a retrouvé des amphores de transport dans toute la ville. On reconnaît dans les textes dés lors une diversité dans les sauces de poisson.
Les historiens supposent qu’alors, le liquamen est fait avec des petits poissons. Ce serait un produit « grand public ». Alors que le garum de thon ou de gros maquereau, fait d’entrailles et de sang des gros poissons, serait un produit plus qualitatif et donc plus cher. Le poète Martial, au Ier siècle ap. J.-C., écrit en parlant du garum : « Fait du premier sang d’un scombre (maquereau) respirant encore, reçois ce magnifique garum, cadeau somptueux ». Pline nomme garum « une espèce de liqueur fort recherchée. On la prépare avec des intestins de poissons et d’autres déchets qu’autrement on jetterait ». « Il n’y a pour ainsi dire pas de denrée, à l’exception des parfums, qui se paye aussi cher ».
À partir du IIIe siècle ap. J.-C, les textes ne semblent connaître que le liquamen. On trouve le garum mentionné seulement 1 fois dans le livre de cuisine d’Apicius, De re coquinaria, alors que le liquamen est omniprésent dans l’ensemble des recettes. Cet ouvrage de référence de la cuisine de l’Antiquité nous est parvenue sous forme de copies tardives et il faut donc tenir compte des connaissances terminologiques des traducteurs successifs sur ce produit.
L’édit de Dioclécien, daté de 301 ap. J.-C., énumère et fixe les prix en grec pour l’empire oriental et en latin pour l’empire occidental à une époque où l’inflation est élevée. Il liste le garos en grec et le liquamen en latin. Il y a deux qualités de produit « de première et seconde qualité ». Leur prix est de 16 et 12 deniers la livre. Comparé au prix du miel de seconde qualité à 20 deniers la livre qui est un produit courant de consommation, le liquamen apparait très peu cher et accessible à tous.
Les auteurs tardifs, en revanche, ne semblent connaître qu’une seule sauce, le garum, reconnue dans différentes appellations populaires. On peut citer la lettre d’Ausonius à son ami Paulin, écrite au début du IVe siècle ap. J.-C qui parle d’un envoi de muria de Barcelonne. Le terme de muria dit-il est d’usage courant, mais il semble l’identifier à l’ancien terme garum. L’écrivain Caelius Aurelianus au Ve siècle ap. J.-C nous parle du « garum qu’on appelle vulgairement liquamen ». En Italie, Cassiodore, politicien et écrivain latin du VIe siècle ap. J.-C mentionne les fabriques de garum d’Histrie (Italie/Croatie). Anthime, médecin grec, vivant en Gaule qui a écrit un traité de diététique entre 508 et 533 nous parle lui de liquamen. En 716, le diplôme de Chilpéric accorde au monastère de Corbie une certaine quantité de garum. Au Xe siècle ap. J.-C, les Geoponica qui compile les traités d’agriculture greco-latins nous donne la recette du liquamen. Et enfin, les médecins et naturalistes de la fin du Moyen Âge retiennent le seul mot de garum dans leurs études.
À partir de la fin de l’Antiquité, c’est le terme de garum qui est retenu par les scientifiques et les érudits de l’époque pour désigner les sauces de poisson, même si dans le langage populaire les noms sont différents : liquamen ou muria. Et c’est le nom garum qui reste encore aujourd’hui pour traduire « sauces de poisson » dans les études historiques et archéologiques.
La définition de l’hallec dans les textes antiques semble plus unanime puisque il s’agit du résidu de la macération du garum ou du liquamen une fois la liqueur extraite. Pline l’Ancien, naturaliste, Ier siècle ap. J.-C., explique : « L’hallec rebut du garum, n’est qu’une lie grossière et mal filtrée ».
Cette première enquête à travers les textes antiques montre une complexité dans les appellations à travers les siècles. Le terme originel garos/garum ne semble correspondre, tout d’abord, qu’à un seul produit. Le développement commercial de ce produit, au Ier siècle ap. J.-C., entraine une diversification dans les fabrications : garum, liquamen, hallec, muria. À la fin de l’Antiquité, on semble revenir vers un produit unique qui se confond dans différentes appellations, toutes reconnues par les lettrés comme du garum.
Dans le prochain épisode, l’enquête se poursuivra auprès des archéologues et des archéoichtyologues.
Pour en savoir plus
La bibliographie complète sera donnée dans le troisième épisode.