Une herbe aromatique appréciée dans l’Antiquité
Le goût de la rue est amer, avec un léger fond de coco. Dans les cuisines anciennes, on utilise aussi bien les feuilles que les graines. Les plus vieilles mentions dans des textes remontent à la Mésopotamie, soit entre 3000 à 130 av. J.-C. Les tablettes de Yale datées de 1600 av J.-C. utilisent dans leurs recettes des herbes aromatiques locales dont la rue.
Mais c’est dans la cuisine romaine, depuis le IIe siècle avant J.-C., que la rue est mise en valeur (Columelle, Apicius, Appendix Vergiliana, Ier ap. J.-C.). On aime son goût subtil (Galien), sa pointe d’amertume et son odeur qui rappelle la feuille de figuier. On l’utilise fraiche et sèche. On conserve les feuilles en saumure, macérées dans de l’huile et du sel ou de l’eau légèrement salée (Columelle, agronome, Ier ap. J.-C.). On la trouve également après la conquête romaine sur quelques sites archéologiques gaulois en traces palynologiques ou carpologiques sans que l’on puisse affirmer toutefois son usage culinaire.
Si son usage en cuisine diminue peu à peu à travers les siècles – présente dans 20% des recettes du traité d’Apicius au Ier siècle, 4,5% dans l’Appendice de Vinidarius à la fin du Ve et début du VIe siècle – la rue reste en usage jusqu’au IXe siècle. Elle fait partie des plantes aromatiques cultivées dans les jardins au VIIIe siècle et on achète toujours de la rue pour les cuisines du monastère royal de Saint-Pierre de Corbie (Somme) (Brevis de Melle, IXe siècle).
Au Moyen Âge, la rue passe de mode et ce n’est qu’exceptionnellement qu’on la trouve dans des recettes. Ainsi, dans le Ménagier de Paris, en 1390, une recette d’omelette aux herbes réalisée avec un bouquet aromatique complexe comprenant de la « menthe-coq (2 feuilles seulement), rue (1 feuille au moins); céleri, tanaisie, menthe et sauge (4 feuilles par espèces), marjolaine (un peu plus), fenouil et persil (encore plus), bettes, feuilles de violettes et épinard (en quantité égale), laitue et orvale (2 grandes poignées en tout), 2 cloches de gingembre, fromage râpé, le tout pour 16 oeufs ».
Au XVIe siècle, Jean Bruyerin-Champier est clair sur son usage en cuisine : « Dans l’Antiquité elle était très utilisée en alimentation. aujourd’hui personne ne veut plus y toucher ».
De la cuisine à l’armoire à pharmacie
Au Moyen Âge, la rue disparait des goûts culinaires remplacée par d’autre saveurs. Mais les médecins reconnaissent toujours ses vertus. Dans les conseils diététiques de l’époque, il est recommandé de manger souvent de la sauge et de la rue en juillet. Hildegarde de Bigen, au XIIe siècle, explique qu’elle est meilleure crue que réduite en poudre pour mettre dans les aliments cuits. Elle est bonne contre la douleur, les « faiblesses de l‘estomac » et les « yeux qui s’assombrissent ». « Pour combattre la douleur donnée par un aliment consommé, prendre de la rue, de la sauge et du sel et aussitôt on se portera mieux ».
À la fin du XVe siècle, Bartolomeo Sacchi, n’oublie pas la rue dans son ouvrage de diététique alimentaire. Pour enlever l’amertume des graines de lupin, il les cuit avec de la rue et du poivre long. Mais c’est surtout pour ses vertus médicinales qu’il l’en parle le plus. Elles soignent les piqûres d’insectes (abeilles, araignées) de serpents, de scorpions, de vespes, de chien enragé. Elle purge par les urines. Si on en consomme trop, elle rend les hommes stériles et empêche les femmes d’enfanter et provoque des avortements. Elle aide à la digestion; cuite dans l’huile, elle tue les vers du ventre; mangée crue, elle éclaircit la vue. Mâcher de la rue après avoir manger de l’ail ou de l’oignon, enlève la mauvaise haleine (d’après Avicenne). La décoction de la rue, aspergée dans la chambre tue les puces (d’après Villanova). La rue cuite dans du vin avec les figues, est bon pour les douleurs de la poitrine et la toux.
Aujourd’hui, les bouquets ou sachets de feuilles de rue séchée repoussent, à la maison, fourmis, souris et mites. Elle est également utilisée comme plante médicinale pour ses vertus toniques, stimulantes, vermifuge… Mais, attention, c’est une plante qui peut s’avérer toxique, elle ne doit être utilisée que par les initiés.
Pour en savoir plus
André Jacques, Apicius, L’art culinaire, Les Belles Lettres, Paris, 2010, 235 p.
Bruyérin-champier Jean, L’alimentation de tous les peuples et de tous les temps jusqu’au XVIe s., traduction de Amundsen Sigurd de la 1er édition de 1560, Intermédiaire des chercheurs et curieux, 1998, 667 p.
Desbat Armand, Forest Vianney, Batigne-Vallet Cécile. « La cuisine et l’art de la table en Gaule après la conquête romaine » dans Celtes et Gaulois, l’archéologie face à l’histoire. La romanisation et la question de l’héritage celtique, Bibracte 12/5, 2005, p. 166-192.
Delaveau Pierre, Histoire et revouveau des plantes médicinales, Sciences d’aujourd’hui, Albin Michel,Paris, 1983, 354 p.
Lieutaghi Pierre, Jardin des savoirs, jardin d’histoire, Les Alpes de Lumières, n° 110-111,1992, 148 p.
Rippmann Dorothee et Neumeister-Taroni Brigitta (Collectif sous la direction de), Les mangeurs de l’an 1000. Archéologie et alimentation, Fondation Alimentation/Nestlé, Musée de l’alimentation, Vevey, 2000, 288 p.
Kislinger Ewald, « Les chrétiens d’Orient : règles et réalités alimentaires dans le monde byzanin » dans Histoire de l’alimentation, Fayard, Paris, 1996, p.325-344.