L’histoire extraordinaire d’un livre de ménage.
À la fin du XIVe siècle, un bourgeois parisien entreprend la rédaction d’un traité domestique. Il l’écrit, nous dit-il, pour sa très jeune épouse, âgée de 15 ans, afin de l’éduquer sur tout ce qu’il faut savoir pour tenir sa maison. Sa dame, issue d’une famille de notable de province, est orpheline et ne peut compter sur l’enseignement de ses proches. L’auteur reste anonyme, il ne donne aucun indice sur son identité. En glanant au fil du texte quelques informations, on soupçonne qu’il est membre d’une famille de la haute bourgeoisie parisienne et en charge des affaires publiques dans les finances militaires ou dans le corps judiciaire. Le Ménagier nous rapporte les comportements et les usages d’un milieu social aisé, lettré, intellectuel de la fin du Moyen Âge.
Le manuscrit original, aujourd’hui disparu, peut être daté en recoupant les événements et les personnages historiques mentionnés par l‘auteur. Il a été écrit entre juin 1392 et septembre 1394.
Seules 3 copies du XVe siècle sont parvenues jusqu’à nous. Elles proviennent toutes les trois de bibliothèques bourguignonnes. Le traité semble donc avoir eu, à son époque, une certaine notoriété, tout du moins dans la société restreinte de l’aristocratie.
On ne connaît pas, en revanche, d’édition imprimée du Ménagier de Paris. Toutefois en 1543-1544, Jean Bonfons édite un ouvrage qui connaît un grand succès jusqu’en 1620, le Grand cuisinier de toute cuisine. Ce livre compile plusieurs recettes issues d’ouvrages anciens et notamment 109 plats du Ménagier de Paris. Le manuscrit ou les copies médiévales ont donc circulé jusqu’au milieu du XVIe siècle et les recettes se sont transmises jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
La redécouverte du manuscrit, une quête laborieuse.
Oublié pendant 300 ans, le Ménagier de Paris est redécouvert en 1843 par le Baron Jérôme Pichon, bibliophile et collectionneur réputé. Il achète une copie du manuscrit datant du 3e quart du XVe siècle, lors de la vente de la bibliothèque de Jean-Baptiste Huzard, vétérinaire et autre bibliophile reconnu. Prenant conscience de la valeur historique de ce texte, il entreprend une enquête pour rechercher d’autres manuscrits, espérant ainsi retrouver l’original.
Il finit par repérer, listés dans des inventaires de 1467 et 1487 de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne, 2 autres exemplaires manuscrits. Mais, depuis, les ouvrages de la collection ducale ont été éparpillés. Mettant à contribution ses collègues et relations, il déniche une première copie manuscrite (manuscrit ms A sur parchemin de 173 feuillets) datant de la 1e moitié du XVe siècle. Un second exemplaire est retrouvé dans la bibliothèque royale de Belgique, (ms B sur parchemin de 193 feuillets). Daté du XVe siècle, il s’agit d’une copie du manuscrit A. Au terme de son enquête, le Baron Pichon comprend que l’exemplaire qu’il a acquis est une copie flamande du manuscrit A (ms C sur papier de 280 feuillets), appartenant à la famille de Roubaix, dans laquelle ont été ajoutées des recettes supplémentaires du cuisinier du seigneur de Roubaix, maître Hotin.
L’importance de ce texte incite le Baron à éditer le manuscrit A, en 2 volumes, en 1846 et 1847. Cette édition permet de faire connaître aux chercheurs la richesse de cette œuvre « ménagère ».
Entrer dans une cuisine d’une famille bourgeoise du 14e siècle
On trouve dans le Ménagier une quantité d’informations pour guider une maîtresse de maison : traité de morale, catéchisme, traité de chasse à l’épervier, conseils sur les maladies des chevaux, conseil pour gérer la domesticité, un traité de jardinage et un important recueil culinaire (1/3 du manuscrit). L’œuvre est également une source d’informations indirectes pour l’historien sur les échanges commerciaux à Paris, les pratiques de la vie quotidienne bourgeoise et urbaine, les événements et anecdotes historiques, les contes et histoires populaires de la fin du Moyen Âge.
Côté cuisine, l’apport est primordial pour la connaissance des pratiques bourgeoises. On trouve dans le Ménagier, nombre de recettes « populaires » pour les repas du quotidien, pour accommoder les restes et réaliser des plats improvisés et rapides. Les variantes sont multiples pour un même plat, laissant présumer une cuisine intuitive qui s’adapte aux possibilités de la cuisinière suivant la saison, le marché et le calendrier religieux des jours maigres et des jours gras. L’auteur copie également des recettes du Viandier de Taillevent (1300-1350), plus aristocratiques. Ce livre de Guillaume Tirel, maître-queux des rois Charles V et Charles VI, est très connu à l’époque. Mais, soucieux d’économie, il emprunte les recettes les moins onéreuses qu’il juge plus adaptées à leur rang (poule farcie, hérisson à la caillette de mouton…). Les innombrables annotations et commentaires sur les pratiques culinaires nous informent sur les goûts de la famille, les prix des denrées, la saison des produits, la batterie de cuisine, les gestes du cuisinier ou de la cuisinière.
Un savoir-faire culinaire enfin dévoilé.
On apprend notamment que les aliments sont lavés préalablement dans deux ou trois bains d’eau tiède ou chaude. On commence une première cuisson à l’eau (ébouillanter, blanchir, bouillir) pour ôter les saveurs jugées trop fortes des légumes, des viandes ou des poissons, mais aussi pour attendrir les aliments : la viande trop fraîche, les légumes trop vieux, le salé trop sec, les fruits trop fermes comme le coing et les poires. Cette première cuisson bouillie est surtout réalisée pour obtenir un bouillon. Le bouillon est l’un des ingrédients de base de la cuisine médiévale. On l’utilise pour mouiller, délayer et cuire en potage, à l’étouffé ou en sauce courte. Il s’adapte au temps religieux : il est à la viande les jours gras, au poisson, au lait d’amandes, à l’eau coupée de vin, aux légumes ou aux pois les jours maigres.
Les aliments, suivant les préparations, sont ensuite frits, grillés ou cuits dans un bouillon. Mais il est aussi préconisé, pour obtenir du goût, de frire ou griller les ingrédients (viande, oignons) en première cuisson, avant de les mettre à bouillir. Certains aliments comme les tripes, peuvent faire l’objet de trois cuissons : bouillies, grillées et frites.
L’ajout de matière grasse (lard, beurre, huile, saindoux) participe à donner du goût, tout comme les herbes aromatiques, le vinaigre, le vin, le verjus (jus de raisin vert) et les épices utilisées notamment pour réchauffer les plats d’hiver.
Le temps de cuisson s’estime à la couleur des plats, vert pour les légumes verts, de jaune à roux jusqu’au noir pour les plats mijotés. Mais, on cherche souvent des artifices pour colorer un plat : jaune d’œuf ou safran pour le jaune, pain grillé pour le brun, feuilles pour le vert, safran et feuilles pour un vert clair, lait et lait d’amande pour le blanc.
La cuisine bourgeoise du Ménagier est une cuisine à la fois simple et complexe, utilisant une batterie restreinte (pot, poêle, gril, mortier, tamis, passoire, couteau et cuillère), favorisant le mélange des saveurs en suivant des principes établis diététiques, religieux et saisonniers.
Pour en savoir plus
Ménagier de Paris, traité de morale et d’économie domestique composé vers 1393 par un bourgeois parisien. Édition présentée par le Baron Jérôme Pichon, 2 tomes, Lille, Régis Lehoucq éditeur. 1992, Fac-similée de l’édition de 1846-1847.
Le Ménagier de Paris. Édition de G. Brereton et J M. Ferrier. Traduction par Karin Ueltschi, Lettres Gothiques, Paris, Le livre en poche,1994, 859 p.
Collectif, Livres en bouche. Cinq siècles d’art culinaire français, du quatorzième au dix-huitième siècle. Catalogue de l’exposition « Livres en bouche » (21 novembre 2001 -17 février 2002) à la Bibliothèque de l’Arsenal, Paris. éd. Bibliothèque Nationale de France et Hermann, 2001, 250 p.
Laurioux Bruno, Le Règne de Taillevent. Livres et pratiques culinaires à la fin du Moyen Âge, Paris, Publication de la Sorbonne, 1997, 424 p.
L’univers culinaire de cette époque est mis en scène dans un roman-fiction bien documenté qui s’inspire de l’histoire du Ménagier de Paris : Barrière Michèle, Souper mortel aux étuves, Paris, Livre de poche, 2008.