Petite histoire de la distillation
Si les Grecs et les Latins de l’Antiquité connaissent le principe de la distillation (Dioscoride, Pline), ce sont les alchimistes arabes qui perfectionnent le procédé avec l’invention de l’alambic. La distillation par élévation de la vapeur dans un alambic augmente le rendement de production. Avec cette amélioration technique, la fabrication des eaux distillées et des essences prend des proportions quasi-industrielles en Arabie.
En Occident, on retient habituellement la date de 1148 qui correspond à la traduction par Robert de Castre d’un texte arabe, le Morienus, pour marquer le début de l’usage de la distillation. Avec les débuts de la pharmacie chimique imprégnée par la traduction des traités arabes, la distillation se diffuse très progressivement en Occident au cours des XIIe et XIIIe siècles.
La distillation alcoolique est peu utilisée dans le monde arabe, à la fois en raison des préceptes religieux, mais aussi du fait de l’absence de système de refroidissement rapide sur les alambics, indispensable à la fabrication d’alcool en grande quantité. On attribue l’invention de la distillation de produits fermentés aux chrétiens d’Occident et en particulier aux médecins de Salerne, en Italie. Les plus anciennes mentions de distillation de vin ne sont pas antérieures au XIIe siècle. Sa mise au point aurait été faite entre le XIIe et le XIIIe siècle. Elle reste encore pendant longtemps la spécialité des apothicaires, car les eaux-de-vie sont au Moyen Âge avant tout des médicaments.
De l’usage des eaux distillées
Leur développement culinaire au Moyen Âge
Les Arabes fabriquent plusieurs eaux aromatiques à base de fleurs ou d’herbes aromatiques dont la plus réputée et la plus employée est l’eau de rose. Certaines sont servies comme boissons rafraichissantes et utilisées comme arôme en cuisine. On trouve dans « la grande cuisine arabe » du Moyen Âge (traités culinaires des IXe – XIIIe siècles), quelques recettes utilisant des « eaux aromatiques ». Il reste toutefois difficile de savoir s’il s’agit d’eau distillée, de décoction ou d’infusion bien qu’en terme de goût, la première semble plus appropriée pour la cuisine. L’usage d’eaux aromatiques dans les recettes arabes est souvent associé à des préparations qui ne demandent pas trop de cuisson. On trouve notamment une sauce froide pour accompagner le poisson réalisée entre autres avec de l’eau de céleri et de l’eau de menthe (Ibn Sayyâr al Warrâq, 2e 1/2 du Xe siècle). Quelques recettes à base de fromage frais (des beignets, des tourtes) sont aromatisées avec de l’eau de menthe et de l’eau de coriandre fraîche par Ibn Razîn al-Tujîbî (traité de cuisine andalouse médiévale). Dans le même livre de cuisine du XIIIe siècle, des boulettes de poisson frites sont aromatisées entre autres avec de l’eau de menthe. Ou bien encore, dans un ragoût de viande, Ibrâhîm ibn al-Mahdî (779-899) ajoute en « fin de cuisson de l’eau fleurant la coriandre et le céleri ». L’usage d’un bouillon de légume préparé rapidement avec des arômes de plantes semble courant dans la cuisine arabe médiévale.
Toutefois, c’est l’eau de rose qui séduit le plus les papilles des Occidentaux. En 1271, à Paris, l’eau de rose est déjà répandue dans les officines des apothicaires. La Catalogne fait exception dans les goûts et saveurs, car elle fait également une belle place à l’eau de fleur d’oranger dès le Moyen Âge.
Au XIIIe siècle et surtout à partir du milieu du XIVe siècle, en France, certains foyers aisés s’équipent d’alambic semble-il pour la fabrication d’eau de rose, puis sous l’Ancien Régime, également pour la fabrication d’eau de vie. Il reste toutefois difficile de connaître l’usage des alambics dans les milieux privés : cuisine, cosmétique, toilette ou médecine. Par exemple, en Catalogne, on utilise l’eau de rose également pour la toilette, pour se laver les mains, se parfumer le visage et le corps.
Si c’est l’eau de rose qui du XIVe au XVIIe siècles et d’après les inventaires après décès, est le distillat le plus produit et le plus consommé, d’autres sources laissent penser que l’on distille d’autres aromatiques. Platine, en 1505, utilise « des eaux odorantes faites à l’alambic » pour le lavement des mains : fleurs d’oranger, roses, aspic (lavande). Mestre Roberto de Nola dans le Libre del coch, écrit vers 1477 en Espagne, réalise même un distillat de bouillon de poule.
Les sources qu’elles soient textuelles ou archéologiques, restent toutefois peu révélatrices sur la fabrication et l’usage de distillats aromatiques pour la période médiévale.
Les divers emplois des eaux distillées révélés par les livres d’office.
À partir du XVIe voire du XVIIe siècle, la distillation alcoolisée (eau ardente, eau spiritueuse) se généralise et entre officiellement dans les métiers de bouche, ce qui permet de mettre également en avant les eaux distillées. Dès lors, dans les livres d’office, les recettes d’eaux distillées, alcoolisées ou non, côtoient celles des confitures, des boissons rafraîchissantes, des glaces, des eaux parfumées, des savonnettes, des pommades et autres produits d’hygiène.
En 1772, le Dictionnaire portatif de cuisine met en avant la valeur aromatique des eaux distillées (eaux simples) par rapport à la plante infusée. Il précise que « les eaux simples sont une sorte d’extrait liquide des fleurs et plantes adorantes que l’on tire par la voie de la distillation. Les extraits sont d’ordinaire beaucoup plus parfaits, d’une odeur et d’un goût supérieurs à la plante ou fleur… ils valent infiniment mieux que la plante même, surtout celle qu’on garde sèche et dont l’infusion n’a jamais à beaucoup près les qualités de ces eaux simples distillées sans aucune liqueur spiritueuse ». A contrario, les médecins ne sont pas favorables à l’usage des distillats qui contiennent moins de principes actifs. « Tous les médecins tiennent que la décoction a plus de force que les eaux distillées; c’est pourquoi il ne faut se servir de celle-cy que dans la nécessité » rapporte le Docteur de Meuve, en 1677 dans son Dictionnaire pharmaceutique. Les eaux distillées simples de plantes semblent occuper une place importante dans les officines des apothicaires depuis le Moyen Âge. Elles sont le plus souvent employées en usage externe en raison de leur toxicité. Malheureusement, l’usage de ces distillats est peu ou pas indiqué dans les sources, qu’elles soient pharmaceutiques ou culinaires.
Avec les livres de confiseries et d’office, le savoir-faire est plus détaillé. En 1715, François Massaliot, déjà réputé pour ses livres de cuisine, rédige une Nouvelle instruction pour les confitures, les liqueurs, les fruits. Ses précisions sont bien utiles : « Les plantes qui manquent d’humidité doivent être arrosées de vin blanc ou d’eau avant que de les distiller. Il faut toujours piler les unes et les autres grossièrement au mortier et les cueillir que la plante soit entre la fleur et la semence pour être à la perfection. Pour garder vos eaux si-tôt qu’elles sont distillées, exposez-les quelques jours au soleil dans des vaisseaux bouchés de papier tout troué avec la pointe d’une épingle pour leur ôter le goût de la fumée qu’elle peuvent avoir quand on ne les distille pas au bain-marie. Les eaux distillées durent à peine une année dans leur vertu : ainsi il les faut renouveler. »
Le maitre confiseur J.-J. Machet, en 1821 est plus technique dans son livre des confiseurs. Il écrit que le principe des eaux distillées est volatil. « Si l’on chauffe cette eau aromatique, elle perd peu à peu son odeur et devient fade. Si on l’expose à l’air, elle éprouve la même altération. Pour les arômes très fugaces, on ajoute par couche du coton imbibé d’huile de béhen ou de la pâte d’amande. L’arôme se fixe à l’huile plus durablement ». Il conseille d’avoir dans son officine des eaux simples de rose, de fleurs d’oranger, de thym, d’absinthe, d’anis, d’aneth, de cannelle, de bergamote, limon, citron et cédrat, de lavande, de marjolaine, de menthe, de romarin, de serpolet et d’oeillet. Ces eaux de fleurs et d’autres herbes servent à parfumer aussi bien les produits de toilette que les confiseries. En confiserie, elles sont uniquement utilisées pour la fabrication des pastilles à froid et certains sirops. Les pastilles sont des pâtes de sucre aux formes rondes, longues ou autres. On peut imprimer un motif dessus avec un cachet. Elles sont fort appréciées dès le XVIIIe siècle. « On en dresse des porcelaines pour le dessert et elles sont agréables au goût » nous dit François Massaliot, en1715. J.-J. Machet est toujours plus technique : « Les pastilles sont des pâtes de sucre auxquelles on ajoute un esprit aromatique. Les pastilles à froid tiennent le premiers rang tant à cause de leur odeur suave qui ne se trouve pas altérée par le feu que par leur goût délicieux. Elle se compose de sucre, de gomme arabique en poudre. Elles sont très recherchées ».
Aujourd’hui l’eau aromatique la plus commune dans nos cuisines de France est l’eau de fleur d’oranger qui à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle détrône peu à peu l’eau de rose. Avec le développement du métier de pâtissier sous l’Ancien Régime, la fleur d’oranger prend la première place des arômes de dessert. Même la succulente vanille au début du XXe siècle n’arrivera jamais à la détrôner.
Pour en savoir plus
Alexandre-Bidon Danièle, Dans l’atelier de l’apothicaire. Histoire des pots de pharmacie XIIIe – XVI e siècles, Paris, Picard, 2013, 336 p.
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Lémery, Louis, Traité des aliments, où l’on trouve… la différence et le choix qu’on doit faire de chacun d’eux en particulier …, 23e édition, revue, corrigée et augmentée sur la 2e de l’auteur, par M. Jacques-Jean Bruhier, 1755.
Lehamau P.-J.-L., Plantes, remèdes et maladies ou la médecine simple et facile à la portée de tous, Ed. Élie Broquet, Librairie-Éditeur, 1900, 684 p.
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Plouvier Liliane, L’Europe à table, Tome 1, Bruxelle, Edition Labor, coll. Gastronomie historique, 2003, 180 p.
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Zaouali Lilia, La grande cuisine arabe du Moyen Âge, livre d’histoire et de recettes, Milan, Officina Libraria, 2010, 207 p.
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