Le haricot : un plat de mouton sans haricot
Le haricot de mouton est un classique de la cuisine populaire. Il doit son appellation, non pas à la légumineuse qui porte le même nom, mais à la façon de découper la viande. Il faut «haricoter » la pièce de mouton, la déchirer, la mettre en morceaux. Le haricotage se placerait juste avant le haché. Toutefois, le cuisinier Menon, en 1746, préconise pour le haricot de découper les morceaux « larges de deux doigts et un peu plus long».
On peut suivre l’histoire de ce met dans les traités culinaires depuis le XIV e siècle. Le Ménagier de Paris, rédigé en 1390 par un bourgeois parisien, en donne l’une des plus ancienne recette connue. Le Haricot est un ragoût de viande de mouton cuite avec des oignons et des herbes aromatiques (persil, hysope et sauge), dans un bouillon de bœuf. C’est donc un plat sans haricot. Ce dernier, importé des Amériques, n’est alors pas connu. Dans l’édition de 1486 du Viandier de Taillevent, le best-seller de la cuisine médiévale, on préfère les épices aux herbes aromatiques. Ainsi le bouquet de saveurs se compose de gingembre, cannelle, clou de girofle, poivre, sel et verjus (jus de raisin vert). Mais dans ce recueil se trouve aussi un Herisson de mouton qui rappelle la recette aromatique du Ménagier associant vin et verjus avec la sauge, le mastic, l’hysope et le safran. On aimerait croire que la version de notre bourgeois parisien anonyme est celle des tables ordinaires alors que le plat, plus épicé, de Guillaume Tirel (dit Taillevent) est un ragoût plus aristocratique.
Ce plat, depuis le XIVe siècle s’est maintenu dans les livres de cuisine. Le voici reprit dans l’ouvrage de référence de La Varenne, le Cuisinier françois de 1651. Une nouvelle recette est proposée. La Poitrine de mouton en aricot garde la base du bouillon de cuisson avec des oignons hachés menus, un filet de vinaigre et un bouquet d’herbes, mais introduit le navet préalablement passé à la poêle.
Un plat populaire qui devient bourgeois
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce ragoût est un plat populaire. On peut le réaliser avec des bas morceaux. Le mouton est alors la viande du peuple, facile à élever, utile pour désherber les champs, donner du lait, donner de la laine. Le navet, récolté en automne, a la faculté de se conserver tout l’hiver. On l’a donc en réserve. Molière, en 1668, traduit bien l’idée bourgeoise de ce plat économique et roboratif. L’avare Harpajon commande à son cuisinier “Il faudra de ces choses qu’on ne mange guère et qui rassasient d’abord : quelques bons haricots, bien gras, avec quelques pâtés en pot bien garni de marron”.
Menon, en 1753, en donne une recette « dans le goût bourgeois». Sa recette utilise un roux et un bouquet garni fait de persil, ciboule, laurier, thym, basilic. Les épices complètent la préparation : du sel, du poivre, trois clous de girofle, une gousse d’ail. Une seconde version dite « distinguée » se fait avec un carré de mouton.
Durant cette période de deux siècles, se multiplient des variantes avec d’autres légumes, du bœuf, du poisson, des oiseaux.
Le haricot de mouton : un plat qui suit les modes culinaires.
En 1857, le traditionnel Haricot de mouton de Jules Gouffé est toujours faits avec des oignons, des navets, un bouquet garni et des clous de girofle. Si les ingrédients perdurent à travers les ouvrages et les siècles, le mode de préparation a suivi l’évolution culinaire. Au Moyen Âge, le plat est classé dans les potages, des mets liquides cuits longuement au pot et que l’on sert dans des écuelles. La Varenne, au XVIIe siècle, préconise déjà, plutôt que le bouillon médiéval, de servir la viande « en sauce courte », suivant un procédé novateur qui consiste à faire réduire le liquide par évaporation en le portant à l’ébullition. La liaison des sauces à la farine est aussi une innovation. Menon introduit la réalisation d’un roux fait de beurre et de farine. La recette de Jules Gouffé en est l’aboutissement. La cuisine moderne ne conçoit plus un ragoût qu’avec une sauce épaissie. Autre marque d’un nouveau temps, il rajoute des pommes de terre. Le tubercule, bien qu’importé du Chili depuis le début XVIe siècle, ne sera déclaré bon à la consommation qu’en 1771 par la Faculté de médecine de Paris. Son succès va finir par supplanter le navet dans de nombreux plats.
En 1934, Auguste Escoffier, dans son livre Ma cuisine, rédigé pour les ménagères, rajoute dans le haricot de mouton à l’ancienne de la purée de tomate et surtout accompagne ce plat, non plus de navets, mais de haricots blancs.
Quand le haricot devient cassoulet!
Dans ce même ouvrage d’Escoffier, la recette du haricot de mouton précède celle du cassoulet, un plat de haricots blancs cuits dans un pot de terre (la cassole en Languedoc) et qu’il préconise de servir avec un gigot de mouton ou d’agneau. Le chef propose de mettre « facultativement » dans ce plat de haricots des cuisses d’oies confites. Ici, les deux plats se confondent. Les ingrédients associés sont identiques, mais composés différemment.
L’origine du cassoulet se perd dans la nuit des temps. Il ne peut remonter plus loin que les années 1550-1590, époque où la culture du haricot américain semble introduite dans le sud de la France. Cette nouvelle légumineuse est alors nommée phasiols ou faioulx par ressemblance avec un phasol africain que l’on consomme depuis l’Antiquité. Dès 1640, l’association avec le plat du haricot paraît acquise, puisque les agronomes La Quintinie et Ligier le qualifient de fève de haricot ou pois de haricot. Devons-nous comprendre fève et pois pour faire un haricot ?
Les historiens de la cuisine sont unanimes, le nom haricot a été transmis à la légumineuse américaine par le plat médiéval du haricot de mouton. Ce ragoût de mouton a pu être confectionné, en Languedoc, dans une cassole avec des légumineuses (fèves, phasol, pois…), mais nous n’avons pas retrouvé à ce jour la recette originelle.
Quant au cassoulet, il faut attendre le XX e siècle pour le voir honoré de « spécialité culinaire du Languedoc ». Curnonsky, critique culinaire de la première moitié du XX e siècle, classe le cassoulet en plusieurs appellations :
– celui de Castelnaudary, au confit d’oie ou de canard ;
– celui de Toulouse, à la poitrine de mouton et à la saucisse de Toulouse ;
– celui de Carcassonne, avec des côtelettes de porc ;
– celui des Corbières, avec la queue et l’oreille de cochon salées ;
– celui du Périgord avec des truffes.
On trouve encore en 1951, dans le manuel de cuisine des cuisinières AGA, la recette du cassoulet Languedocien confectionné avec des haricots blancs et du mouton.
Pour en savoir plus
Collectif, L’inventaire du patrimoine culinaire de la France : Midi-Pyrénées, Paris, Albin Michel/CNAC, 1996, p. 276-280.
Escoffier Auguste, L’aide-mémoire culinaire, Paris, 1919 réédition Flammarion 2006.
Ferrières Madeleine, Nourritures canailles, Collection Histoire, Villeneuve d’Ascq, Points, 2010, p. 209-233.
Gouffé Jules, Le livre de cuisine, 3e édition, Paris, Hachette,1874, 844 p.
La bonne cuisine et les Fines recettes, AGA, la cuisinière la plus économique du monde, Bourges, Éd. Tardy, vers 1951, 111 p.
Menon, La cuisinière Bourgeoise : Suivie de l’office à l’usage de tous ceux qui se melent de dépenses de maisons (1733), fac-similée de l’édition de 1733, Kessinger Publishing’s, Legacy Reprints.
Poulain Jean-Pierre et Neirinck Edmond, Histoire de la cuisine et des cuisiniers. Techniques culinaires et pratiques de table, en France, du Moyen-Âge à nos jours., Paris, Editions Jacques Lanore, 2007, 176 p.