Les habitudes sont tenaces, les a priori aussi. Écartelée entre une image peu virile, trop «précieuse», véhiculée depuis le XIe siècle, et les nouvelles bonnes manières qui réprimandent de manger avec les doigts, à partir du XVIe siècle, la fourchette mettra du temps à s’imposer sur les tables françaises.
Fourchettes à 2 dents ou à 4 dents !
Selon le Larousse ménager de 1926, la fourchette de table a 4 dents et sert pour saisir différents mets et les porter à la bouche. Mais notre fourchette d’aujourd’hui n’a pas toujours eu 4 dents. Les fourchettes les plus anciennement représentées n’ont que 2 dents et sont mises en scène dans deux enluminures d’un manuscrit italien datant de 1023 (De re universo de l’abbaye de Montecassino) et dans un manuscrit vosgien des années 1180 (Hortus deliciarum d’Herrade de Landsberg).
Les très rares exemplaires de fourchettes trouvés en fouille, ou conservés dans nos musées, ne permettent pas de bien comprendre son évolution formelle. On trouve au XVIe et au XVIIe siècle des exemplaires à 3 dents et toujours des fourchettes à 2 dents. Le modèle à 4 dents que nous connaissons est plus récent, XVIIIe siècle.
Point de fourchette sur les tables avant le 18e siècle !
En France, depuis le Moyen Âge, la fourchette n’a pas bonne presse. L’Église la considère comme un signe d’extrême raffinement qui est à proscrire chez les bons chrétiens.
Au milieu du XVIe siècle, la fourchette est adoptée dans les cours européennes comme nouvelle bonne manière de manger. Mais en France, elle est toujours considérée comme une marque de préciosité. Thomas Artus, sieur d’Emery, en 1605, parodie des moeurs des « mignons » de la cours d’Henri III (entre 1551 et 1589) (dans L’Isle des Hermaphrodites nouvellement découvertes). Dans cette caricature, l’affectation des manières de table passe par un usage exclusif de la fourchette. Même pour des mets qui ne s’y prêtent pas comme les fèves écossées, les pois, la salade, les asperges et les artichauts. La fourchette tourne au ridicule ceux qui s’en servent ! Pourtant, de plus en plus, elle fait partie des ustensiles à utiliser pour faire valoir ses bonnes manières. En 1694, Le Marquis de Coulanges précise bien, dans l’une de ses chansons choisies, « qu’il faut se servir poliment et de cuiller et de fourchette » (Avis aux pères de famille).
Aux XVIIIe siècle, en France, malgré l’augmentation des fourchettes dans les inventaires après décès, elles restent toujours inférieures aux couteaux et aux cuillères. On mange encore souvent avec les doigts, même dans la meilleure société. Louis XIV, lui même, ne voulait pas utiliser une fourchette qu’il jugeait trop efféminée et préférait manger avec ses doigts, manière plus virile de s’alimenter (en 1713). Une gravure de 1730, montre, encore, Louis XV et les grands de la cours manger avec les doigts et en 1763, l’anglais Tobias Smollett critique toujours les Français qui mangent avec leurs doigts.
Mais l’ère de l’individualisme a déjà commencé et à la fin du XVIIIe s., il ne manque que le verre sur la table des Français !
En savoir plus :
Collectif, Les mangeurs de l’an 1000. Archéologie et alimentation, Fondation Alimentarium, 2 000, 288 p.
De Souza Filho José A., “ La civilisation à la Française vue d’un point de vue culinaire : le cas de Montaigne” dans Le boire et le manger au XVIe siècle, Publication de l’Université de Saint-Etienne, 2004, p. 55 à 74.
Gay Victor, Glossaire archéologique du Moyen Âge et de la Renaissance, T. 1, Paris, Librairie de la Société Bibliographique, 1887, 819 p.
Latrémolière Élisabeth, Quellier Florent (dir.), Festins de la Renaissance. Cuisine et trésors de la table, Château de Blois, Somogy Édition d’art, Paris, 2012, 318 p.
Quellier Florent, La table des Français. Une histoire culturelle (XVe-début XIXe siècle), les PUR, 2007, 274 p.
Serventi Silvano, “La table dressée » dans Livres en bouche, cinq siècles d’art culinaire français, BNF, Hermann, 2001, p. 119-165.
Taillefer Michel, Vivre à Toulouse sous l’Ancien Régime, éd.Ombres blanches, 2000, réedition 2014, 413 p.
Viollet-le- duc Eugène-Emmanuel, Encyclopédie médiévale, Inter-livres, 1992, 720 p.